Le cannibalisme, une question de goût
Dans Du goût de l’autre, Fragments d’un discours cannibale (2018), essai foisonnant, à la fois érudit et insolite, l’anthropologue Mondher Kilani revisite la figure du cannibale, dans sa dimension aussi bien attestée que symbolique, permutant fréquemment la position du mangeur avec celle du mangé, comme celle du "barbare" avec celle du "civilisé" : il est vrai que l’accusation de cannibalisme jetée sur certaines tribus a permis de justifier leur massacre en masse par leurs colonisateurs, tandis que, dans son rapport à l’autre, l’anthropologie elle-même n’est pas en reste, n’étant après tout qu’à un suffixe de distance de l’anthropophagie, et se nourrissant des cultures qu’elle entend décrire.
Pour mener à bien son enquête, l’auteur revient sur de nombreux faits de cannibalisme, plus ou moins avérés, plus ou moins fantasmés (tabou ultime et désir de transgression n’étant jamais loin l’un de l’autre dans ce domaine), toutes époques et sociétés confondues. On lira à cet égard avec intérêt Le village des cannibales, dans lequel Alain Corbin revient sur le lynchage, en 1870, d’un notable par les habitants d'un village du Périgord, où la « bestialité » du meurtre a tôt fait d’alimenter les soupçons de dévoration de chair humaine.
Il est tout autant question, dans le livre de Kilani, de la puissance fictionnelle du cannibalisme, qui a donné lieu à quantité de contes, romans, films et autres œuvres, voire à des courants artistiques tels que le "mouvement anthropophage" du poète brésilien Oswald de Andrade, évoqué dans le numéro de Recherches en Esthétique consacré à l’art et l’engagement.
Côté fiction, vous pourrez retrouver sur Mosaïque Rouge Brésil, de Jean-Christophe Rufin, prix Goncourt 2001, dont il est longuement question dans Du goût de l’autre. Régis Jauffret, dans Cannibales, décide de prendre au pied de la lettre la figure de la dévoration amoureuse. À ce point de folie de l’écrivain allemand Franzobel (rentrée littéraire 2018), embarque sur le radeau de la Méduse lors de son naufrage en 1816, qui vit certains survivants s’adonner au cannibalisme pour éviter la famine. Les littératures de l’imaginaire, en particulier d’anticipation, ont aussi largement contribué à perpétuer la métaphore anthropophage, vue comme extinction de l’espèce humaine par elle-même : deux romans vous sont proposés ici, Ces hommes dans la jungle de Norman Spinrad et Zone 1 de Colson Whitehead. Le thriller n'est évidemment pas en reste, avec deux titres éloquents au possible, Rituel de chair et L'impossible définition du mal. Pour finir, le cannibalisme expliqué aux enfants, ou Quatres histoires du Petit Chaperon rouge racontées dans le monde, quatre versions parmi d'autres autrement plus saignantes.
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